Il est né dans le quartier cairote de Roda,
et plus précisément à la rue Roda, non loin du fameux nilomètre.
Pendant 25 ans, il avait constamment le Nil devant les yeux. «
Je me souviens que l’on se promenait presque tous les jours sur
la corniche ». Cadet de trois garçons et trois filles, c’est au
Collège des Jésuites au Caire que Mohsen Fahmy a appris le
français et fait du théâtre. D’ailleurs, c’est au théâtre qu’il
a rencontré son épouse. « J’ai fait du scout, de quoi m’avoir
permis de visiter plusieurs endroits en Egypte. J’ai été souvent
camper dans le désert et j’ai des souvenirs de nuits et de jours
qui sont tellement imprégnés dans ma sensibilité que 40 ans plus
tard, je m’en souviens encore. Je les ressens toujours et je les
ai transposés dans mes romans ». Il en parle dans quatre de ses
romans.
« Le désert représente pour moi la lumière »,
qui elle-même joue dans sa vie et dans sa sensibilité un rôle
très important. En effet, s’il y a une constante dans ses romans,
s’il y a un fil conducteur dans ses écrits, c’est la lumière. La
lumière du sable du désert, la lumière blanche de la neige du
Canada, la lumière reflétée par l’eau du Nil.
Dans l’un de ses livres, il a écrit un
chapitre où les héros faisaient une croisière sur le Nil entre
Le Caire et la Haute-Egypte. « J’ai travaillé des semaines à
écrire les 5 ou 6 pages où je captais les différences de reflets
de lumière sur le Nil, en fonction de l’heure du jour, de
l’inclinaison du soleil, de la présence de la lune la nuit sur
le Nil ». Il a écrit beaucoup sur la lumière, non pas parce
qu’il craint l’obscurité, mais parce que la lumière est belle en
soi. Elle est porteuse de significations, de mystères et de
fascinations qu’il n’a pas encore déchiffrés tout entières. « Je
ne veux pas jouer au psychanalyste, je ne sais pas s’il y a des
transpositions possibles pour cet attachement à la lumière
solaire et aux traits de tempéraments ou à la vision que j’ai de
la vie ».
Dès son jeune âge, il était heureux de
recevoir des livres en cadeau. « La lecture, je n’en suis jamais
ressorti ». Et de poursuivre : « Quand il n’y avait pas de
livres à la maison, je lisais le dictionnaire.
a
semble clicher. Mais c’était ce que je faisais ». A un moment
donné, il s’est dit qu’à force de lire en français, il était en
train de perdre sa langue arabe. A 12-13 ans, il s’est juré
qu’il allait mettre à part le français, et qu’il reprendrait ses
lectures en langue arabe. « Je suis égyptien, copte et de la
Haute-Egypte et je n’accepte pas le fait de ne pas maîtriser la
langue arabe ».
Avec ses 80 % au bac, il choisit la faculté
de lettres contre le gré de son père qui lui avait dit : soit
médecine, soit polytechnique. Et « lettres » c’étaient les
filles, et c’étaient aussi ceux qui n’étaient pas compétents ou
capables. Ceux qui n’avaient pas obtenu de notes convenables. «
Mon père a eu l’intelligence de me dire si c’est ça qui te
rendra heureux, alors fais ce que tu veux. J’ai alors quitté la
polytechnique, un an après, pour aller en lettres ».
En 1963, on lui fait savoir que la maison
d’édition égyptienne Dar Al-Hilal cherchait des francophones
pour créer un bulletin pour les ambassades et les journalistes
francophones au Caire, qui reprendrait l’essentiel de
l’actualité dans la presse égyptienne. « J’ai fait ça pendant
une année et je travaillais de 8h du soir jusqu’à 6h du matin ».
Cette année-là, Dar Al-Hilal a annoncé alors la création d’un
vrai magazine, l’Observateur arabe, lequel a duré trois ans. Un
jour, son patron lui dit qu’il y avait un congrès international
qui se tiendrait sur le grand savant arabe Ibn Khaldoun. «
J’avais à peine connu le nom d’Ibn Khaldoun. Je suis allé à
cette conférence pendant trois jours. Tout le monde parlait des
prolégomènes (mot d’origine grecque qui veut dire introduction)
d’Ibn Khaldoun. J’ai été fasciné par ce mot mystérieux et ça
m’est resté latent tout le temps dans la tête, jusqu’à enfin, il
y a 5 ou 6 ans, lorsque j’ai décidé d’écrire le livre sur Ibn
Khaldoun ».
En 1964, il reçoit deux offres d’emploi. Une
à Images, et l’autre à France Press. Mohsen Fahmy accepte les
deux. A Images, qui était un magazine égyptien en langue
française, édité par Dar Al-Hilal, c’était un peu la même
mentalité de l’hebdomadaire arabe Al-Moussawar mais en français,
avec pour rédacteur en chef Habib Jamati qui avait longtemps été
chroniqueur d’Al-Moussawar. C’était une grande personnalité de
la presse francophone de cette époque. C’est lui qui lui a
appris le métier de journaliste. Il lui a donné la possibilité
de partir en France pour faire des stages et ainsi Mohsen a eu
l’occasion de visiter la maison de Jean-Jacques Rousseau et a
écrit beaucoup d’articles dessus. « J’ai également couvert la
crise congolaise ». Reporter à l’Agence France Presse (AFP), il
a travaillé sous la direction d’un Français, Jean-Pierre Joulain,
qui est devenu plus tard le chef des informations à Europe 1. «
C’était un excellent journaliste ». Ils étaient, Nabil Jumbert
et lui, les deux premiers Egyptiens recrutés après la
réouverture de l’agence, en 1965. « Les moments passionnants que
j’ai passés à France Presse m’ont donné le virus de l’intérêt
aux affaires publiques ».
Pourquoi avait-il alors émigré ? « D’abord,
je ne le voulais pas ». Il avait sa carrière de journaliste, il
gagnait très bien sa vie, et il est tombé amoureux de sa femme
qu’il a rencontrée pendant qu’il jouait Topaze de Marcel Pagnol,
« nos scènes d’amour jouées sur scène étaient véridiques ».
Marié en 1967, il avait tout préparé pour vivre au Caire.
Le 5 juin 1967 à l’AFP. La guerre des 6 jours
éclate, et une nuée de journalistes français étaient venus, dont
Jean Lacouture, Eric Rouleau, et tant d’autres. « Moi, en tant
que journaliste égyptien, j’étais un peu intimidé par la
présence de ces grands noms ». Mohsen Fahmy regardait la
télévision égyptienne qui disait « On a triomphé ». « Nos
troupes ont franchi la frontière ». « On avance vers Tel-Aviv ».
Et il regardait le télex de l’AFP qui disait « L’aviation
égyptienne a été détruite pendant les 6 premières heures ». Il a
tout de suite pensé qu’il y avait quelque chose qui n’allait
pas. Le lendemain, il regarde le télex qui dit encore que les
troupes israéliennes ont pénétré dans le Sinaï et se sont
emparées de Gaza et d’Arich. « J’étais l’un des 10 Egyptiens qui
connaissaient la réalité des choses. Alors que les 30 millions
d’Egyptiens pensaient qu’on allait arriver à Tel-Aviv le
lendemain ». Et aux 4e-5e jours, il a vécu l’effondrement de
tout le peuple dans les rues. Le soir, avec Eric Rouleau et
Lacouture, ils étaient devant l’ambassade américaine pendant que
les Israéliens bombardaient les bases militaires égyptiennes. «
Il y avait un million d’Egyptiens dans l’obscurité qui
pleuraient. Une scène hallucinante ». Au lendemain de ces
événements, il dit à sa femme : « On va émigrer ».
« J’avais compris dans ma chair que le régime
était pourri. En effet, jusqu’aujourd’hui, on n’a pas encore
fini de payer les recettes de la guerre de 1967 ». Pourtant,
selon Mohsen Fahmy, une explication s’impose : « Le bilan de
Gamal Abdel-Nasser n’est pas complètement négatif. Il est
beaucoup plus nuancé que cela ». Pour lui, il y avait un vers
dans le fruit. Il avait bien compris qu’il n’y avait pas de
liberté d’expression. Au lendemain de son mariage, il a commencé
les démarches et trois mois plus tard, le couple arrivait au
Canada.
« Je n’ai pas pu poursuivre ma carrière de
journaliste au Canada ». Il a enseigné le français dans une
école. Ensuite, il a pu décrocher un diplôme en psychopédagogie,
puis une maîtrise en lettres françaises de l’Université de
Montréal en 1971 sur Voltaire, publiée en 1972 sous le nom de
Voltaire et l’amitié. Sa thèse, qui était sur Voltaire, a été
publiée par les presses d’Oxford.
A ce moment-là, le gouvernement fédéral
canadien engagbeade fonctionnaires francophones, cela faisait
partie de la politique du bilinguisme. « Pour accepter l’emploi,
il fallait quitter Montréal et venir à Ottawa ». A Ottawa, il a
été rédacteur de discours de ministres, dont Jean Chrétien,
devenu par la suite premier ministre canadien.
Dans certains sujets existait le besoin de
développer certaines politiques qui seront mises en œuvre par le
gouvernement canadien. « Et ma spécialité était mon talent
d’analyse politique. J’analysais des situations et je proposais
des solutions au gouvernement ». Et au moment où Mohsen Fahmy
est arrivé, on développait une politique sur le
multiculturalisme canadien. C’est en effet une loi passée en
1988 et qui définit la politique du multiculturalisme au Canada
contemporain. Il explique : « Il y a certaines caractéristiques
qui définissent l’identité canadienne. L’une d’entre elles,
c’est que le français et l’anglais sont les deux langues
officielles de ce pays. Qui que vous soyez au Canada, quelles
que soient vos origines ethniques, raciales, culturelles ou
religieuses, vous avez le droit de défendre votre culture
d’origine et de la développer, pourvu que ça n’aille pas à
l’encontre des valeurs canadiennes d’équité et d’égalité ». Le
multiculturalisme est une politique de tolérance et
d’acceptation des différences de l’Autre. Pourtant, la tolérance
« ne veut pas dire que l’on va accepter la circoncision de la
femme, sous prétexte que c’est pour préserver votre culture, ou
accepter par exemple la polygamie parce que c’est votre culture
d’origine ». Mohsen a ensuite travaillé à défendre le concept
des langues officielles au Canada et aux Etats-Unis, où il a
expliqué leur importance pour son nouveau pays.
Récemment, il a terminé sa carrière de
fonctionnaire fédéral et il est maintenant consultant dans
l’entreprise qu’il a créée avec son épouse. Ils travaillent tous
les deux dans la formation de cadres ainsi que sur le
leadership. « Nous aidons les compagnies à trouver des solutions
à leurs problèmes ou à débloquer leur carrière. Nous donnons des
cours à l’Ecole de la fonction publique du Canada, qui est
l’équivalent de l’ENA en France et au Québec ».
Mohsen Fahmy ne s’arrête pas là. Il vient
d’achever un manuscrit qui présente, pour un grand public non
spécialisé, les grandes lignes de l’Histoire d’Egypte depuis 200
ans. « Je n’ai pas encore de proposition ferme de publication ».
Son dernier roman, L’Agonie des dieux, qui se déroule à
Alexandrie, à Rome et en Méditerranée, au IVe siècle de notre
ère, vient d’arracher le Prix littéraire Le Devoir 2006.
Loula Lahham