*Parmi
les assemblées choisies que comptait la société d’aujourd’hui,
j’avais besoin d’en élire une qui me permît de tenir parole
et donnât carrière au pacha d’observer par lui-même ce qui
s’y passait à découvert ou en secret. Je décidai de commencer
par la visite des plus éminents ulémas, ces flambeaux de l’islam,
ces lanternes de la connaissance avérée, ces astres du bon
conseil, ces lapidateurs de l’athéisme, ces champions de la
Vérité, ces alliés de la loyauté, ces redresseurs des hérétiques
et des égarés, ces prêcheurs de l’Eternel auprès des créatures
!
Nous
flattant d’approcher ces sommets et de nous éclairer à la
lumière bénie de leur foi, nous dirigeâmes nos pas vers l’une
de ces assemblées qui réunissait les plus fameux d’entre eux,
nimbés d’une éclatante aura de prestige et de respectabilité.
Les ayant trouvés trônant entre écritoires et encriers, accoudés
à leurs coussinets, entre tabatières et braseros, nous les
saluâmes en prenant place, échangeâmes quelques mots de courtoisie,
puis essayant de rassembler tout ce que nous possédions de
contention d’esprit, nous nous apprêtâmes à saisir toutes
les perles science et sapience qui tomberaient de leurs lèvres.
Or
les voilà qui s’engagent dans une conversation des plus étranges
et des plus piquantes, et que l’un d’eux réitère à l’adresse
de son compagnon, sur le ton du constat et de l’explication
:
L’un
des cheikhs. — Vous vous trompez, révérend maître, en soutenant
que la propriété des terres vaut mieux que celle des biens
immobiliers. Pour ma part, j’ai trouvé, pour avoir tâté des
deux revenus, qu’un bâtiment rapportait davantage, comportait
moins de risques, et résistait mieux à la succession des hausses
et des baisses, surtout s’il était situé dans un quartier
florissant et habité par des Européens, moins encombrés d’enfants
que les musulmans, pesant moins lourdement sur la construction
attendu qu’ils ne cassent, ni ne concassent ni ne boulangent,
ne lavent ni ne se lavent, ne reçoivent chez eux ni familiers
ni invités et ne remplissent pas la maison d’une envahissante
domesticité, — argument qui réduit à néant ce que vous avanciez,
il y a peu, sur la détérioration rapide des bâtiments, laquelle
selon vous exigerait d’incessants frais d’entretien.
Le
deuxième cheikh. — Vous n’avez retenu, maître, qu’une chose
au détriment des autres et concluez trop hâtivement. Car que
faites-vous des autres calamités, incendies et tremblements
de terre, qui menacent le bâtiment ? A moins que vous n’entendiez
aller à l’encontre de l’opinion commune et rejoindre ceux
qui justifient le principe de l’assurance sur le bâtiment
appliqué par les compagnies étrangères ainsi que la mise en
réserve des primes servant à rembourser les dégâts ?
Tous
les cheikhs. — Dieu nous protège de ces innovations insolites
et nous garde de légitimer une chose interdite !
Le
troisième cheikh. — Mais à propos de la terre, n’oubliez-vous
pas les risques de maladies, les vers, la sécheresse et les
inondations ?
Le
deuxième. — Il va de soi que la propriété foncière peut être
exposée à certains de ces maux. Du moins reste-t-elle entière
et l’on peut toujours compter sur les bénéfices d’une année
pour compenser les pertes de la précédente, alors que l’une
de ces catastrophes vous sape un immeuble à la base et vous
en disperse les murs aux quatre vents. Impossible après cela
de profiter du terrain sinon en reconstruisant à nouveau.
Le
premier. — A vous votre créance et à moi la mienne1 ! Je tiens
le bâtiment pour supérieur et rien ne m’en fera démordre.
J’ai d’ailleurs décidé de vendre une maison sise dans le quartier
chrétien, son prix à lui seul me permet d’acheter plusieurs
lopins jouxtant mes terres, du côté de notre province, et
de disposer ainsi de l’ensemble du domaine.
Le
quatrième. — Vous semblez oublier (Dieu vous bénisse !) que
les revenus du commerce valent encore mieux. Les bénéfices
en sont discrets, protégés du mauvais œil, comblés de bénédiction
et promis à un perpétuel essor. Qui d’entre vous, avec ses
terres ou ses immeubles de pierre, pourrait rivaliser avec
le regretté cheikh ... ***2 qui fit fortune dans le négoce
?
Le
deuxième. — Oui, ce que vous dites du commerce est fort juste,
mais c’est faire bon compte des multiples soucis et tracas
du métier qui ont, en outre, pour conséquence fâcheuse de
vous divertir de l’étude et de la science.
Le
troisième. — Le cheikh dont nous parlons comptait parmi les
gros négociants, ce qui ne l’empêcha nullement de gravir les
échelons de la connaissance et de se maintenir dans les plus
hautes fonctions, tout en continuant à prodiguer aux étudiants
leçons, explications, commentaires et gloses — des étudiants
qui font aujourd’hui la fierté des réunions savantes et pourraient
témoigner de ce que je vous dis là.
Le
quatrième (avec un soupir de regret). — Si l’œil de la Fortune
a su te remarquer, Dors en paix, désormais tes peurs sont
sûretés.
Le
cinquième. — Le plus sûr, à mon sens, dans cette affaire,
c’est de confier tout ce qu’on possède d’argent ou d’or à
un commerçant intègre et habile qui vous en comptera le double,
après l’avoir fait fructifier et cela, purement et simplement,
sans qu’il vous en coûte ni soucis, ni fatigues, ni temps
perdu.
Le
sixième. — J’ai oublié de vous informer de ce que m’a confié
... ** Pacha, à savoir que le gain, le véritable gain, consiste
en l’achat d’actions et qu’il se reposait entièrement là-dessus
pour grossir son bien. Mais que pensez-vous (Dieu perpétue
votre mérite !) de ces actions : doit-on en prôner l’usage
ou le proscrire ?
Tous.
— Voilà bien la plus saugrenue des innovations !
Le
septième. — Oui, encore que ce sujet donne lieu à controverse.
Pour moi, il n’est pas de plus sûre économie que de conserver
mon or dans un coffret à portée de la main et de l’avoir à
l’œil soir et matin .
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