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Dans Ce que nous conta Isa Ibn Hicham, publié en 1907, Muwaylihi fait sans complaisance aucune la Chronique satirique d’une Egypte fin de siècle. Dans ce chapitre supprimé par l’auteur en 1927 mais rétabli par la traductrice, il critique avec beaucoup d’audace les préoccupations très matérielles des hommes de religion.

Les Ulémas

*Parmi les assemblées choisies que comptait la société d’aujourd’hui, j’avais besoin d’en élire une qui me permît de tenir parole et donnât carrière au pacha d’observer par lui-même ce qui s’y passait à découvert ou en secret. Je décidai de commencer par la visite des plus éminents ulémas, ces flambeaux de l’islam, ces lanternes de la connaissance avérée, ces astres du bon conseil, ces lapidateurs de l’athéisme, ces champions de la Vérité, ces alliés de la loyauté, ces redresseurs des hérétiques et des égarés, ces prêcheurs de l’Eternel auprès des créatures !

Nous flattant d’approcher ces sommets et de nous éclairer à la lumière bénie de leur foi, nous dirigeâmes nos pas vers l’une de ces assemblées qui réunissait les plus fameux d’entre eux, nimbés d’une éclatante aura de prestige et de respectabilité. Les ayant trouvés trônant entre écritoires et encriers, accoudés à leurs coussinets, entre tabatières et braseros, nous les saluâmes en prenant place, échangeâmes quelques mots de courtoisie, puis essayant de rassembler tout ce que nous possédions de contention d’esprit, nous nous apprêtâmes à saisir toutes les perles science et sapience qui tomberaient de leurs lèvres.

Or les voilà qui s’engagent dans une conversation des plus étranges et des plus piquantes, et que l’un d’eux réitère à l’adresse de son compagnon, sur le ton du constat et de l’explication :

L’un des cheikhs. — Vous vous trompez, révérend maître, en soutenant que la propriété des terres vaut mieux que celle des biens immobiliers. Pour ma part, j’ai trouvé, pour avoir tâté des deux revenus, qu’un bâtiment rapportait davantage, comportait moins de risques, et résistait mieux à la succession des hausses et des baisses, surtout s’il était situé dans un quartier florissant et habité par des Européens, moins encombrés d’enfants que les musulmans, pesant moins lourdement sur la construction attendu qu’ils ne cassent, ni ne concassent ni ne boulangent, ne lavent ni ne se lavent, ne reçoivent chez eux ni familiers ni invités et ne remplissent pas la maison d’une envahissante domesticité, — argument qui réduit à néant ce que vous avanciez, il y a peu, sur la détérioration rapide des bâtiments, laquelle selon vous exigerait d’incessants frais d’entretien.

Le deuxième cheikh. — Vous n’avez retenu, maître, qu’une chose au détriment des autres et concluez trop hâtivement. Car que faites-vous des autres calamités, incendies et tremblements de terre, qui menacent le bâtiment ? A moins que vous n’entendiez aller à l’encontre de l’opinion commune et rejoindre ceux qui justifient le principe de l’assurance sur le bâtiment appliqué par les compagnies étrangères ainsi que la mise en réserve des primes servant à rembourser les dégâts ?

Tous les cheikhs. — Dieu nous protège de ces innovations insolites et nous garde de légitimer une chose interdite !

Le troisième cheikh. — Mais à propos de la terre, n’oubliez-vous pas les risques de maladies, les vers, la sécheresse et les inondations ?

Le deuxième. — Il va de soi que la propriété foncière peut être exposée à certains de ces maux. Du moins reste-t-elle entière et l’on peut toujours compter sur les bénéfices d’une année pour compenser les pertes de la précédente, alors que l’une de ces catastrophes vous sape un immeuble à la base et vous en disperse les murs aux quatre vents. Impossible après cela de profiter du terrain sinon en reconstruisant à nouveau.

Le premier. — A vous votre créance et à moi la mienne1 ! Je tiens le bâtiment pour supérieur et rien ne m’en fera démordre. J’ai d’ailleurs décidé de vendre une maison sise dans le quartier chrétien, son prix à lui seul me permet d’acheter plusieurs lopins jouxtant mes terres, du côté de notre province, et de disposer ainsi de l’ensemble du domaine.

Le quatrième. — Vous semblez oublier (Dieu vous bénisse !) que les revenus du commerce valent encore mieux. Les bénéfices en sont discrets, protégés du mauvais œil, comblés de bénédiction et promis à un perpétuel essor. Qui d’entre vous, avec ses terres ou ses immeubles de pierre, pourrait rivaliser avec le regretté cheikh ... ***2 qui fit fortune dans le négoce ?

Le deuxième. — Oui, ce que vous dites du commerce est fort juste, mais c’est faire bon compte des multiples soucis et tracas du métier qui ont, en outre, pour conséquence fâcheuse de vous divertir de l’étude et de la science.

Le troisième. — Le cheikh dont nous parlons comptait parmi les gros négociants, ce qui ne l’empêcha nullement de gravir les échelons de la connaissance et de se maintenir dans les plus hautes fonctions, tout en continuant à prodiguer aux étudiants leçons, explications, commentaires et gloses — des étudiants qui font aujourd’hui la fierté des réunions savantes et pourraient témoigner de ce que je vous dis là.

Le quatrième (avec un soupir de regret). — Si l’œil de la Fortune a su te remarquer, Dors en paix, désormais tes peurs sont sûretés.

Le cinquième. — Le plus sûr, à mon sens, dans cette affaire, c’est de confier tout ce qu’on possède d’argent ou d’or à un commerçant intègre et habile qui vous en comptera le double, après l’avoir fait fructifier et cela, purement et simplement, sans qu’il vous en coûte ni soucis, ni fatigues, ni temps perdu.

Le sixième. — J’ai oublié de vous informer de ce que m’a confié ... ** Pacha, à savoir que le gain, le véritable gain, consiste en l’achat d’actions et qu’il se reposait entièrement là-dessus pour grossir son bien. Mais que pensez-vous (Dieu perpétue votre mérite !) de ces actions : doit-on en prôner l’usage ou le proscrire ?

Tous. — Voilà bien la plus saugrenue des innovations !

Le septième. — Oui, encore que ce sujet donne lieu à controverse. Pour moi, il n’est pas de plus sûre économie que de conserver mon or dans un coffret à portée de la main et de l’avoir à l’œil soir et matin .

Copyright Editions du jasmin
Traduction de Randa Sabry
1. Sourate 109, Les Infidèles, verset 6.
2. Ce type d’astérisques est utilisé lorsqu’il s’agit de taire l’identité de certains personnages.

Professeur de critique littéraire à l’Université du Caire et traductrice de Ce que nous conta Isa Ibn Hicham, Randa Sabry revient sur le parcours de cette traduction et l’étonnante actualité d’une œuvre parue en 1907.

« Cet humour à la fois savant et savoureux de Muwaylihi est une sorte de défi »

Al-Ahram Hebdo : Il y a presque un siècle d’intervalle entre la publication et la traduction de cet ouvrage. Comment expliquez-vous ce retard ?

Randa Sabry : La difficulté du texte explique en partie ce retard : outre le recours à la prose rimée, le récit se nourrit en profondeur du patrimoine littéraire arabe et incorpore à sa trame, avec un sens très subtil du contrepoint, des extraits poétiques, des citations coraniques, des anecdotes du folklore religieux, etc. Cet humour à la fois savant et savoureux de Muwaylihi est une sorte de défi à la traduction. Mais d’autres facteurs ont sans doute joué : l’œuvre, d’abord perçue comme moderne, a injustement été reléguée au rang de curiosité un peu dépassée après la Révolution de 1952.

— Muwaylihi utilise le style de son époque, le sadj, une prose rimée particulière à la narration arabe. Comment avez-vous réussi à rendre cette prose ?

— Le plus souvent, les traducteurs qui ont affaire à un texte écrit en sadj sacrifient ces jeux de sonorités pour donner la priorité au sens. Mais j’ai pensé qu’il serait intéressant de rendre cette esthétique de la prose arabe, ou du moins de le tenter quand le génie des deux langues s’y prêtait. D’autant plus que l’humour de Muwaylihi repose en grande partie sur des effets de paronomase, de jeux de mots, sur un usage spectaculaire et très diversifié du sadj dont il se sert aussi bien lorsqu’il veut parodier un éloge creux et pédant que lorsqu’il développe une de ces descriptions vertigineuses, pleines d’agitation et de tumulte dont il a le secret.

— Vous signalez dans votre introduction qu’il s’agit dans cette œuvre « d’un parallèle entre deux époques », celle, fastueuse et conquérante, de Mohamad Ali, et celle d’une Egypte sous occupation, atteinte par l’affairisme et le laisser-aller. Y aurait-il un autre parallèle à faire avec la situation actuelle ?

— L’Egypte fait face aujourd’hui à une crise identitaire du même type. Sous le règne de Fouad Ier et au début de l’ère nassérienne, les Egyptiens ont renoué avec un climat de confiance dans le destin de leur pays. Mais depuis un quart de siècle environ, notre société, déboussolée, semble prise, selon le mot de Muwaylihi, « dans un mouvement qui n’est ni oriental, ni occidental ». En d’autres termes, elle est consciente d’avoir laissé se dégrader ses anciennes valeurs sans être parvenue à bâtir un modèle propre, cohérent et convaincant. Aussi le lecteur actuel a-t-il l’impression, en plongeant dans Ce que nous conta Isa Ibn Hicham, de trouver la description de maux redevenus à la mode : désaffection pour la lecture et la culture, faillite de l’enseignement, triomphe des superstitions et de la bigoterie, rêves de fortune rapide, gaspillage généralisé …

— Y a-t-il des œuvres arabes contemporaines que vous pensez pouvoir rapprocher de celle de Muwaylihi ?

— On peut regretter que Muwaylihi n’ait pas fait école. Son mérite, c’est d’avoir inventé une forme narrative qui peut rivaliser avec le roman occidental, sans qu’on puisse parler d’influence directe. Il nous permet de comprendre comment le roman peut émerger des cendres d’un autre genre, en l’occurrence la séance ou maqama. Je n’ose me hasarder à des rapprochements, tout écrivain étant sourcilleux et terriblement jaloux de son originalité …

— Dans le chapitre sur les ulémas, Muwaylihi décrit des cheikhs exclusivement préoccupés par leur enrichissement personnel. Toutes proportions gardées, ce passage pourrait s’appliquer aux hommes de religion d’aujourd’hui ...

— Oui, en effet. A l’époque, ce passage avait provoqué la colère de certains ulémas, qui étaient venus protester auprès du père de Muwaylihi. Mais ce chapitre est resté en l’état jusqu’en 1927, date à laquelle l’œuvre a été choisie par le ministère de l’Enseignement pour figurer parmi les classiques du programme de secondaire. Dans une révision ultime de son texte, l’auteur a cru bon de supprimer ce passage ainsi que le chapitre relatif aux aristocrates, jugé lui aussi trop agressif. Ces deux passages ont cependant été lus pendant près de vingt ans par un large public et étonnent encore aujourd’hui par leur audace .

Propos recueillis par Dina Heshmat
 

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