Le grand écrivain et activiste nubien Haggag Oddoul fait
le portrait de sa belle Nubie disparue. Grâce à sa détermination, ainsi que la
vivacité de cette culture, cette terre se prépare à renaître sur les bords du
Nil qui a forgé sa civilisation à part entière.
Je suis le Nil !
Comme
le peintre qui prépare les couleurs de sa palette pour créer un portrait, nous
nous étions documentés, avions relu des extraits de ses œuvres et préparé les
questions que nous allions adresser à l’écrivain nubien-égyptien-alexandrin
Haggag Oddoul. A peine dit bonjour, qu’il se précipitait pour nous faire un
compte-rendu-plaidoyer de la « question nubienne », titre du colloque tenu la
veille au centre culturel Al-Sawi, au Caire.
Depuis
plus de 25 ans, Haggag Oddoul réclame et revendique — au nom des Nubiens — le
retour sur leur terre dont une grande partie a été engloutie sous les eaux du
Nil lors de la construction du Haut-Barrage d’Assouan. Jugé « séparatiste » par
les instances politiques et de sécurité nationale, il se défend.
En
1964, de grands travaux ont été entrepris par l’Unesco pour sauver les temples
d’Abou-Simbel alors que des villages entiers et des milliers de maisons
disparaissaient sous les eaux du Nil. Les êtres humains, quant à eux, ont été
refoulés dans des maisons cimentés à Kom Ombo. Pourtant, l’organisation
internationale avait consacré des allocations afin que le peuple nubien puisse
revenir sur ses terres autour du lac Nasser et au bord des deux rives du Nil,
pour reconstruire leurs maisons spécifiques : terre cuite, voûtes et dômes,
très large patio, telles étaient les canons architecturaux de la demeure
nubienne dont s’est inspiré Hassan Fathi, faisant l’éloge des courants d’air
naturels, de l’épaisseur des murs et de l’étroitesse des fenêtres, éléments qui
rendent la température agréable à l’intérieur, hiver comme été.
A
cette époque, dit Oddoul, les « bonnes intentions » du régime nassérien
voulaient faire « fondre » la race nubienne de manière à la confondre avec les
autres habitants, avec l’idée d’unification du peuple égyptien. Ensuite, chaque
fois qu’il a été question du retour des Nubiens sur leurs terres, le
gouvernement nous traitait de séparatistes, voyant en nous une sorte de race
ayant des alliés au Soudan qui voudrait constituer un « Etat nubien » sur les
frontières. Et que pour des questions de sécurité nationale, il valait mieux
nous garder éparpillés dans les villes du sud et du nord. Il ne s’agit
nullement de race, j’ai des cousins blonds, des cousines châtain-clair ; comme
tout le peuple égyptien, nous avons des racines un peu partout dans le pays. Des
alliances à Rosette et à Damiette. Ma femme nubienne est descendante d’une
tribu circassienne !
Le
problème nubien est avant tout une question culturelle. Notre civilisation est
née au bord du Nil. L’eau est un élément intrinsèque de nos croyances, de nos
us et coutumes. De notre vie. Ce que les autres croient être fables et
légendes, nous nous y croyons ferme : pour nous, par exemple, les poissons du
Nil sont nos doubles, nous ne mangeons pas le poisson. C’est un aliment
interdit. D’ailleurs, dans la langue nubienne, le mot sœur se prononce annessi
et le mot poisson anessi ! Nous « devons » vivre à côté de notre famille
fluviale. Allez voir nos costumes et danses traditionnelles. Le guérgar que portent
les femmes au-dessus de leur robe aux couleurs chatoyantes est une sorte de
cape en tulle noir avec une petite traîne, il permet de faire jaillir, grâce à
ces deux tons antithétiques, des radiations qui nous rappellent le mouvement
aquatique des flots ; les plis religieux au bas du guérgar produisent, quand
les femmes avancent, le même effet que les vagues du fleuve.
Quant
aux danses, elles aussi font écho aux eaux du Nil : durant les mariages, nous
dansons en deux rangs face à face, d’un côté une file de femmes, de l’autre,
les hommes. Nous représentons le mouvement ascendant et descendant de l’eau et
quand nous formons un cercle, c’est au tourbillon que nous nous référons. J’ai
vu ma mère danser la danse du ferry qui n’est autre que la perche du Nil qui se
frétille excellemment.
Le
retour des « expatriés » nubiens n’est pas un vœu collectif, un rêve
communautaire, un désir de migrants « décollés », c’est une nécessité vitale,
une revendication qui concerne le droit des hommes à vivre en sécurité sur
leurs terres et celles de leurs ancêtres. Leur culture n’étant pas sectaire
avec un retour sur soi. Oddoul insiste à dire que la culture nubienne fait
partie d’une culture plus vaste, celle de l’humanité tout entière.
Le
retour sur la terre natale est envisagé aujourd’hui à travers un énorme projet
d’intégration lancé par des hommes d’affaires nubiens vivant à Genève et à
Paris : Hassan Kachef et Gamal Sorour. C’est Haggag Oddoul qui est responsable
d’expliquer le dossier qui va soutenir l’objectif de ce retour en masse, légal
et humain et qui va, en outre, poser les assises d’un développement durable. Le
peuple ou la communauté nubienne compte aujourd’hui 4 millions de citoyens ; si
chacun payait entre une ou dix livres, plus les donations et les
investissements, le retour de 25 000 Nubiens est possible. Le retour sur les
deux rives du lac Nasser et du Nil, entre Assouan et Abou-Simbel, est donc
possible. Là où les terres sont fertiles et où est née leur civilisation.
Un
petit détour vers le passé pourrait mieux éclairer la nécessité et l’urgence de
ce projet. Les Nubiens ont été déplacés quatre fois depuis la construction du
réservoir d’Assouan sans jamais avoir le droit de retourner sur leurs terres. L’Unesco
avait consacré, lors des travaux du Haut-Barrage, un don de 1,3 milliard de
dollars pour édifier des villages nubiens autour des monuments sauvés. Le
gouvernement a utilisé cette somme pour bâtir des maisons à des non-Nubiens,
plus loin que l’espace prévu, tandis que l’on a proposé aux Nubiens de s’installer
dans un « territoire » démuni de toute infrastructure agricole. L’idée étant
toujours de garder les terres riveraines pour les exploiteurs touristiques.
Le
projet du retour est donc d’occuper ces terres « interdites ». Une équipe
composée de spécialistes en économie, agronomie, urbanisme, architecture,
archéologie et géologie a déjà fourni les plans de ces villages tant rêvés. Des
villages écologiques où toutes les sources d’énergie seraient naturelles, à
commencer par l’énergie solaire. La nappe souterraine permettra de puiser l’eau
sans avoir recours au creusement de canaux d’irrigation dont le coût est élevé.
Pour les maisons, il suffira d’utiliser des matériaux naturels pris directement
de la terre. Cinq ans après s’être installés et que la terre ait été
productive, les jeunes nouveaux habitants devront rembourser à crédit la somme
acquise lors de leur arrivée. Ainsi, le projet pourra se suffire à lui-même, se
développer et s’installer dans un concept d’économie durable. Mais les Nubiens
ne veulent pas construire de villages sectaires. Au contraire. Dans leur
projet, ils estiment que la collaboration d’Egyptiens venus du Delta, dans un
deuxième temps, ne peut qu’enrichir leur civilisation et leur culture. Ils
annoncent, comme dans un pacte humaniste, que toute culture étouffe et est
vouée au déclin si elle n’établit pas un dialogue avec son entourage. Pour
ceci, ils sont très « mondialistes » ! Tout en se basant sur un legs
traditionnellement pharaonique venu se greffer dans le patrimoine culturel dit
non matériel, celui de la légende d’Isis et Osiris : l’Egypte tient sa force
par l’union de ses ramifications.
Haggag
Oddoul va plus loin encore. Il vient de présenter au premier ministre un projet
exceptionnel qui s’inscrit dans la logique politique actuelle : la Maison
d’Afrique. Il s’agit d’un village implanté au sud, non loin d’Abou-Simbel, dont
le but serait de recevoir des artistes, peintres, sculpteurs, écrivains et
intellectuels de tous les pays d’Afrique. Un lieu d’échanges, un espace de
création. La Maison d’Afrique permettra de renouer les relations ancestrales
entre les pays du Bassin du Nil. Ce lieu
envisage une multitude de centres de recherches, d’études hydrauliques, de
maladies endémiques, de langues et de religions africaines …, avec sûrement le
soutien matériel et moral des instances
publiques, privées et civiles.
Tout
indique que les rêves de Haggag Oddoul sont possibles à réaliser. Oddoul n’est
pas un visionnaire illuminé, c’est un homme sage. Sans être un idéologue ou
partisan d’une politique raciale, il part d’un principe humain qui revendique
le droit des Nubiens de retrouver leur « terre promise ». En tant qu’écrivain,
on lui demande de proposer un titre à notre entretien : « Je suis le Nil »,
dit-il avec une fierté modeste, digne des grands romantiques soufis.
Menha el Batraoui