Essai .
Alaa El Aswany regrette que les révolutionnaires ne soient
pas restés sur place après l’abdication de Moubarak. A
l’occasion de la sortie de son livre, Chroniques de la
Révolution égyptienne, voici un extrait tiré d’une
cinquantaine d’articles parus dans la presse égyptienne
avant, pendant et après le 25 janvier. Un plaidoyer sans
compromis.
La révolution égyptienne s’est-elle trompée ?
L’acteur américain George Carlin (1938-2007) est connu pour
ses satires à la fois drôles et profondes. Dans un de ses
spectacles, on lui avait demandé ce qu’il ferait s’il se
trouvait à bord d’un avion sur le point de sombrer en mer.
Voici à peu près ce qu’il avait répondu :
— Je me sauverais bien sûr. J’écarterais les femmes de ma
route, je donnerais de toutes mes forces des coups de pied
aux enfants et je piétinerais les voyageurs handicapés pour
pouvoir arriver à la sortie de secours et me tirer de là.
Ensuite, j’essaierais de sauver les passagers.
Cette boutade sarcastique montre comment certaines personnes
sont prêtes à tout pour sauver leur vie et leurs acquis.
Chaque fois que je vois le nouveau ministre des Affaires
étrangères, Mohammed El Orabi, je me souviens des mots de
George Carlin. Mohammed El Orabi était on ne peut plus
proche d’Hosni Moubarak et de sa famille et l’on pourrait
faire un recueil complet de ses louanges et de ses
flagorneries. Selon le journal du Wafd, il avait
déclaré, alors qu’il était ambassadeur en Allemagne :
— Je suis convaincu qu’Hosni Moubarak est un leader comme il
n’y en a jamais eu et comme il n’y en aura jamais plus dans
l’histoire de l’Egypte. Il avait dit également :
— Dieu aime l’Egypte, car il lui a fait don d’une
personnalité d’une remarquable compétence : Gamal Moubarak.
M. Orabi est maintenant ministre des Affaires étrangères du
gouvernement de la révolution qui a renversé ce leader
inimitable et qui a jeté en prison, dans l’attente de son
procès, Gamal Moubarak, cette personnalité aux compétences
si remarquables. El Orabi n’est pas un cas unique dans le
pouvoir actuel. De nombreux ministres ont été de grands
supporters de Moubarak et ce sont eux maintenant qui
prennent les décisions dans le gouvernement de la
révolution. L’actuel ministre des Finances, le docteur Samir
Radwan, membre de la commission des politiques du parti,
était un proche de Gamal Moubarak qui l’avait recommandé au
ministre Youssef Boutros-Ghali, et ce dernier en avait fait
son conseiller en 2005, avant que Hosni Moubarak ne le nomme
à l’assemblée du peuple. Radwan a été associé à la politique
économique du régime Moubarak et il veut, maintenant,
convaincre l’opinion publique qu’il a adopté les idées de la
révolution. Je ne peux pas m’empêcher de me rappeler la
manière dont George Carlin s’enfuit de l’avion en péril.
Le problème ici n’est pas seulement dans la capacité
stupéfiante de ces ministres à défendre une chose et son
contraire avec le même enthousiasme, dans le but de
conserver leurs postes. Le problème, c’est que la révolution
a fait tomber Hosni Moubarak, mais que le régime de
Moubarak, lui, n’est pas tombé. Les généraux du ministère de
l’Intérieur qui ont aidé Habib El Adly à bafouer la dignité
des Egyptiens, à les torturer et à les tuer, sont toujours
en place. Les responsables de l’information qui ont trompé
l’opinion publique, qui ont hypocritement servi le tyran et
justifié ses crimes occupent toujours les mêmes positions.
Les juges qui ont couvert la fraude électorale sont toujours
en activité. Les officiers de la sécurité d’Etat qui ont
commis des crimes abominables contre leurs concitoyens sont
toujours en fonction et certains ont même été nommés
gouverneurs, en récompense de leurs efforts au service du
régime.
Que peut-on attendre de tous ces responsables ? Ils sont
absolument incapables de comprendre la logique de la
révolution et il est à craindre qu’ils ne conspirent contre
elle. Les indices d’un complot contre la révolution
égyptienne sont devenus évidents. En voici les différentes
étapes :
Premièrement : mener avec lenteur les procès de certains
dignitaires de l’ancien régime pour pouvoir régulièrement
jeter quelque chose à mastiquer au peuple en colère, jusqu’à
ce que celui-ci oublie l’affaire et retourne aux
préoccupations de sa vie quotidienne. Pourquoi Moubarak
n’a-t-il pas été jugé jusqu’à maintenant et qu’est-ce qui se
cache derrière cette abondance de communiqués au sujet de sa
santé. Pourquoi n’est-il pas traité comme un prisonnier
ordinaire ? Où se trouvent Alaa et Gamal Moubarak et
pourquoi ne voit-on pas leurs photographies en prison ?
Pourquoi accorde-t-on un traitement exceptionnel aux hauts
responsables détenus dans la prison de Turah ? Qui a permis
à Hussein Salem de s’enfuir et pourquoi cela n’a-t-il pas
été signalé immédiatement à Interpol ? Pourquoi a-t-on
attendu deux mois avant d’arrêter Zakaria Azmy, Fathi
Sourour et Safouat El Chérif, en leur laissant ainsi le
temps de dissimuler les preuves de leurs méfaits et de
transférer à l’extérieur la plus grande partie des capitaux
qu’ils avaient volés au peuple ?
Pourquoi, au cours des six mois qui se sont écoulés, les
blessés et les martyrs n’ont été l’objet d’aucune attention
de la part de l’Etat ? Comment a-t-on pu abandonner le
martyr Mahmoud Qotb pendant un mois sans soin à l’hôpital
Nasser, et laisser ses blessures s’envenimer, au point que
des insectes sortent de sa bouche, tandis que, pendant ce
temps, on évacuait l’hôpital de Charm El Cheikh pour que
Suzanne Moubarak puisse soigner ses dents ? Pourquoi le
gouvernement s’est-il démené pour inviter un médecin
allemand afin de se rassurer sur l’état de la précieuse
santé d’Hosni Moubarak ? Les questions sont nombreuses, mais
il n’y a qu’une seule réponse, aussi évidente
qu’attristante.
Deuxièmement : créer un relâchement durable de la sécurité
par une négligence volontaire de la police dans l’exercice
de sa mission, de façon à effrayer les Egyptiens et à
paralyser le tourisme et les investissements pour faire
croire que c’est la révolution qui nous a apporté la ruine.
S’efforcer toujours de faire passer les martyrs pour des
hommes de main et leurs assassins, officiers de la police,
pour des héros défendant leurs commissariats. Retarder
pendant des mois les procès de façon à permettre aux
officiers accusés (toujours en fonction) de faire pression
sur les familles des martyrs afin que ces derniers
reviennent sur leurs déclarations, leur permettant ainsi
d’échapper au châtiment.
Troisièmement : polariser les forces de la révolution et
alimenter l’affrontement entre les libéraux et les
islamistes, en donnant l’image d’une Egypte tombée pour
toujours, après la révolution, aux mains des fanatiques.
Peut-être se souvient-on de la façon dont le journal Al-Ahram,
du temps de son précédent rédacteur en chef, avait publié en
première page la photographie d’un homme à l’oreille coupée
mentionnant, dans le titre en manchette, que les salafistes
avaient coupé l’oreille d’un citoyen copte. Peut-être nous
souvenons-nous de la façon dont les moyens d’information
avaient célébré l’assassin Aboud El Zomor, comme s’il était
un héros national. Peut-être comprenons-nous pourquoi il n’y
a pas de semaine sans que des coptes ou leurs églises ne
soient agressés sous l’œil des policiers, ce qui permet
d’accuser les islamistes dans le but de nuire à l’image de
la révolution, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur.
Quatrièmement : exagérer l’ampleur de la crise économique et
répéter sans cesse que l’Egypte, par la faute de la
révolution, est au bord de la faillite.
La question est complexe. Le régime d’Hosni Moubarak a
laissé l’Egypte dans une situation pitoyable : 40 % des
Egyptiens vivent sous le seuil de pauvreté et le taux de
chômage atteint des chiffres jamais atteints. N’oublions pas
qu’un habitant du Caire sur trois vit dans des zones
d’habitat précaire. C’est le régime de Moubarak qui est
responsable de la pauvreté des Egyptiens, ce n’est pas la
révolution. D’ailleurs la révolution n’est pas au pouvoir,
elle ne peut pas être responsable. Les crises qui pourraient
intervenir après la révolution sont du ressort du Conseil
suprême des forces armées qui occupe les fonctions du
président de la République, ou du gouvernement que le
conseil a nommé. Ce qui est survenu la semaine dernière sur
la place Tahrir est parfaitement révélateur : des hommes de
main lâchés pour susciter des troubles ont attaqué le
ministère de l’Intérieur, donnant ainsi aux forces de police
une justification pour attaquer les manifestants. On a pu
mesurer alors le degré de haine contre la révolution dans le
cœur de certains cadres de la police .