Dans son nouveau roman Wachm Wahid, Saad Al-Qerch évoque le despotisme en vigueur lors
de la construction du Canal de Suez. Dans un va-et-vient entre passé et
présent, il dissèque la persévérance de la personnalité égyptienne.
Le tatouage de Wahid
Wahid
porta son père. Il le leva entre ses bras alors que la chaleur de la vie
n’avait pas quitté le faible corps.
Il ne
croyait pas à ce qui était arrivé. Il avait cru que son père était surmené,
qu’il était fatigué par la soif et le fait de porter les sacs de sable avec des
milliers d’autres qui creusaient le canal et dont il ne connaissait pas le
nombre.
—
Eloigne le mort des travaux.
Wahid
fut sur le point de tuer celui à la langue froide. Mais sa disparition
accorderait à son père le statut de mort. Il crut que le fait d’éloigner son
père de la poussière des travaux et le mouvement des creuseurs et des porteurs
lui ramènerait un peu de force et qu’il se lèverait.
Yéhia
se tenait entre les bras de son fils solitaire et sans âme. Ses yeux n’avaient
pas de lueur et il ne faisait aucun geste pouvant stabiliser les grains de
sable sur les lignes de son front et autour de ses yeux.
—
Mets-le dans le panier et enterre-le près du tas.
Wahid
ne fit aucun cas de l’avis du lieutenant. Il lui semblait difficile de rassembler
le corps dans un panier de paille et il supporta un fouet qui lui lapida le dos
alors qu’il posait son père délicatement dans la charrette.
Il
porta son père au loin, un peu plus loin que l’endroit aménagé pour enterrer
ceux qui mouraient.
Wahid
était sûr que son père était mort. Il devait s’enfuir avec le cadavre vers un
endroit sûr que ne pouvaient atteindre les regards des gardiens, afin qu’il
puisse revenir à Ozir et l’enterrer là-bas. Ainsi son âme se reposerait, et
Wahid reviendrait du même coup vers une ville dont il avait entendu parler et
dont il ne retenait aucun trait. Son père lui avait parlé d’un incendie qui
avait flambé à Ozir et de son refus de partir avec ses frères Aïcha et Idriss
et leurs enfants pour Le Caire, la ville protégée.
Avant
d’éteindre l’incendie et avec l’aube, Yéhia retrouva sa femme. Il l’avait
reconnue de ses faibles lamentations près de la portière ouest de Ozir. Ils
s’appuyèrent l’un contre l’autre jusqu’au village d’Abou-Sir. Il trouva une
gargoulette d’eau devant la paille de sa porte entrouverte. Il cala sa femme et
lui tendit la gargoulette. Mais elle ne put la tenir. Il pencha la gargoulette
sur sa bouche ouverte de soif et sur ce souterrain qui ressemblait à son visage
amaigri et ses lèvres défraîchies jusqu’à ce qu’elle se désaltère. Elle prit
alors la gargoulette et le fit boire. Elle embrassa ses mains. Il regretta
d’être resté à Ozir. Il avait refusé de répondre au conseil de son père Amer de
partir avec ses frères. Il fut sur le point de pleurer. Il fut sapé par la
faiblesse qui voulait être rassurée. Elle pleurait. Il essaya de reprendre des
forces et il rampa à l’intérieur de la cabane en la portant sur ses genoux. Il
tira la porte alors qu’il tremblait de froid. Elle ne trouva rien d’autre pour
le réchauffer à l’exception de son corps. Il rit ne croyant pas ses yeux en
tenant son organe sexuel. Elle, prise de surprise, fut emparée par le désir.
Elle soupira de plaisir et de fatigue avec la surprise de celle qui n’avait pas
pris conscience. Lorsque Yéhia eut terminé, il lança son dernier soupir alors
que les flammes de l’incendie touchaient la djellaba de son père. La fumée
l’aveuglait et faisait couler ses larmes silencieuses. Sa femme pleurait d’une
douleur qui ne la quitta pas jusqu’à ce qu’elle ait enfanté son fils Wahid dans
un village où personne ne les connaissait. La mère mourut ensuite et elle fut
enterrée dans un village inconnu. Yéhia ne cessa de rêver au jour où il
ramènerait son corps à Ozir, même pendant qu’il transpirait de toutes ses
forces en creusant le canal après que les circonstances l’avaient pris là-bas
avec ceux qui pouvaient travailler. Il partit dans les sables en traînant son
fils orphelin de sa mère.
Dans
la tête de Wahid se dessinaient les fresques d’un village qui rassemblait le
corps de sa mère. Il ne se souvenait pas de ses traits parfaitement, mais il
n’oubliait ni ses années avec son père, ni comment il avait refusé de se marier
en se confortant à l’idée d’avoir un fils unique.
Le
destin de Wahid était de revenir à Ozir avec le cadavre de son père pour
reposer son âme. Là-bas, ils lui indiqueront l’endroit du tombeau de son
grand-père Amer et peut-être qu’ils lui
donneront des informations sur l’endroit du tombeau de sa mère dans un village
proche. Après avoir rassemblé les morts dans un seul tombeau, il demandera
après son oncle Idriss et sa tante Aïcha, même s’il lui faut y passer le
restant de sa vie. Il avait entendu son père dire que son grand-père Amer avait
conseillé Idriss de partir à la ville protégée du Caire, d’habiter à côté de
Sayedna Al-Hussein et de la mosquée d’Al-Azhar, et d’écrire une missive au
pacha là-bas pour l’informer de l’état d’Ozir.
— Je
t’ai dit de le mettre là-bas et de l’enterrer dans les restes de terre.
Wahid
secoua sa tête en signe d’acquiescement alors qu’il cachait un regard plein de
refus. L’homme ne lui laissa pas le temps et le lapida avec le fouet :
—
Jette l’idiot et enterre-le sous tes pieds.
Il
jeta le cadavre de son père. Il l’entoura de sa djellaba et il se baissa pour
ramasser le panier vide alors que l’homme le harcelait. Il s’agenouilla comme
s’il priait et qu’il s’excusait de son impuissance. Ses yeux s’emplissant d’une
poussière venue avec le mois de hathour. Wahid se leva et jeta un peu de sables
au visage de l’homme. Ce dernier l’insulta et maudit son père en lui promettant
l’enfer en ce bas monde et dans l’au-delà.
Wahid
ne le laissa pas faire et lui jeta le panier à la tête. De ses genoux, il lui
asséna un coup entre ses cuisses et le jeta à terre. Il prit le fouet et
étrangla l’homme. Wahid n’avait rien calculé. Il avait imaginé que l’homme
allait être pris de vertige, ce qui lui donnerait le temps de fuir avec le
cadavre de son père. Mais l’homme se releva et se jeta sur le cou de Wahid. Ce
dernier était sûr qu’il n’allait pas tarder à mourir. Car il savait que
l’humiliation du lieutenant en face de lui était une injure que ne pouvait
effacer que sa disparition, afin que l’homme préserve un peu d’amour propre lui
permettant de frapper les ouvriers et de les tuer en cas de nécessité.
Wahid
comptait fuir et s’éloigner de l’homme. Il pensa qu’il allait le poursuivre. S’il
ne pouvait le faire, il prendrait le cadavre de son père. Que pouvait faire
Wahid en se sauvant tout seul alors que son père était loin de son village,
qu’il était humilié sans tombeau et que son cadavre était à l’air libre sans
aucun enterrement digne ? Sans doute que les oiseaux allaient se le partager et
il n’y aurait plus de traces de lui lorsqu’il reviendrait à sa recherche.
L’homme
l’insulta à nouveau et il le poussa, ce qui le fit tomber sur le cadavre. Il
enflamma son dos avec le fouet alors que Wahid ne bougeait pas. L’homme fut
assuré qu’il était mort.
Le
lieutenant ne trouva pas de différence entre les deux cadavres. Il ne cessa
d’injurier et de frapper avec force, ce qui raviva la vie dans le corps de
Wahid. Il prit alors le bout du fouet et le lança avec la détermination de
celui qui était sur le point de mourir. Il était désespéré et il n’hésita pas.
De surprise, l’homme ne résista pas et il tomba dans les bras du jeune homme. Il
l’étrangla avec le fouet et il lui arracha sa djellaba et son âme. Il porta son
père et courut vers le désert .
Traduction de Soheir Fahmi
Saad Al-Qerch
Est né en 1967. Diplômé de la faculté de communication de l’Université du Caire en 1989, Saad Al-Qerch écrit des articles, des études de critique littéraire et cinématographique dans la presse arabe et égyptienne depuis 20 ans. Il a commencé à publier ses œuvres dans les années 1990, dont deux recueils de nouvelles Marafie al-rahil (les quais du départ, en 1993) et Chagaret al-khold (l’arbre de l’éternité, en 1998). Et cinq romans Hadiss al-gonoud (en 1996), Bab al-safina (la porte du navire en 2002) tous les deux aux éditions Al-Bostani, Awal al-nahar (lever du jour, en 2005), Leil Ozir (la nuit d’Ozir) et Wachm Wahid en 2011 aux éditions Al-Dar al-misriya al-lobnaniya.