Musique .
Un label britannique réédite des enregistrements du
compositeur Salah Ragab, peu
connu à l’étranger, redécouvrant ainsi la figure patriarcale
de l’âge d’or du jazz égyptien.
De l’uniforme au free jazz
Maîtres
absolus de la musique ces dernières décennies, les majors
labels, tels EMI, Universal,
Sony music ou Warner, s’échinent en vain à pallier la chute
des ventes de disques. Sur le terrain accidenté de ce
marché, certains petits labels tirent leur épingle du jeu en
spécialisant leurs catalogues. Les amateurs de sonorités
sortant des sentiers battus sont les véritables gagnants de
cette guerre de tranchée. On ne compte plus les compilations
en tous genres, rééditions ou sorties d’enregistrements
inédits d’artistes trop souvent oubliés.
Issu du mouvement hip-hop, le crate-digging
— littéralement « creuser dans les cratères », allusion aux
caisses dans lesquelles les disquaires entreposent les
disques vinyles — est à la base de ce phénomène. La pratique
n’est plus uniquement réservée à quelques DJ fouilleurs de
bac à disques en quête du beat parfait. Pour les auditeurs
plus paresseux, de nombreux labels proposent des
compilations « clé en main », aux thèmes aussi variés que
parfois spécifiques.
C’est le cas de Art Yard qui rend hommage à Salah
Ragab, l’un des grands musiciens
de ce siècle et considéré comme le père du jazz égyptien. Le
jeune label anglais propose de (re)découvrir
ce percussionniste et musicien de génie, jusque-là peu
diffusé en dehors de l’Egypte. Salah
Ragab and The Cairo Jazz
Band Presents
Egyptian Jazz est une collection
de perles qui témoignent de l’extraordinaire inventivité et
de la grande diversité de la scène musicale égyptienne des
années 1960.
Très influencé par le be-bop américain, l’album mêle avec
soin l’utilisation d’instruments traditionnels d’Afrique du
Nord (notamment le baza, tambour
utilisé durant le mois du Ramadan, et le
nay, flûte de bambou au son
nasillard caractéristique) avec une orchestration étonnante
de piano, basse, batterie, percussions, quatre trompettes,
quatre trombones et cinq saxophones. La richesse de
l’instrumentation s’explique par les deux visages de ce
compositeur et multi-instrumentiste. En effet, Salah
Ragab fut à la fois directeur de
l’Orchestre militaire du régime de Gamal Abdel-Nasser et
créateur du premier jazz band en Egypte.
Né en 1936, le jeune Salah Ragab
devient rapidement une figure reconnue des orchestres
cairotes. Il s’initie au jazz au côté de Malik Osman Karim,
connu sous le nom de scène de Mac X
Spears, un jazzman américain résident au Caire au
début des années 1960. Militaire au service du régime de
Nasser, Ragab baigne dans
l’extraordinaire bain métissé et créatif qu’est la capitale
d’alors. C’est en 1968, suite à un concert de Randy Weston,
qu’il décide de fonder le Cairo
Jazz Band avec Hartmut
Geerken, un artiste allemand
passionné de free jazz travaillant pour l’institut Goethe,
et Edu
Vizvari, un bassiste d’origine tchèque.
Jazzman de l’Orchestre militaire
Grâce à son poste de directeur, il recrute, au sein de son
orchestre militaire, 25 musiciens jusqu’ici plus habitués à
jouer diverses marches et autres airs martiaux.
Ragab leur dispense une
formation accélérée à base de répétitions intensives et
séances d’écoute du répertoire des grands jazzmen, de Dizzy
Gillespie à John Coltrane. Rapidement, l’orchestre passe
maître dans l’interprétation des grands standards et des
compositions originales des trois fondateurs, jusqu’à
rivaliser dans l’improvisation avec les
big bands internationaux. Le premier concert a lieu
le 23 février 1969 au Ewart
Memorial Hall de l’Université
américaine du Caire.
Deux ans plus tard, l’ovni jazz Sun Ra, père de l’Afrofuturisme
— mélange d’afrocentrisme, de
science-fiction et de spiritualité ancienne — rencontre
Salah Ragab lors d’un concert au
Caire. De cette rencontre et de la suivante, en 1984, vont
naître plusieurs concerts, enregistrés et récemment réédités
par un autre label à tête chercheuse (Sun Ra -
Arkestra
Meets Salah Ragab in
Egypt sur le label Golden
Years of New Jazz). Cette
collaboration mène Ragab sur les
scènes du monde entier lors de tournées avec le Sun Ra –
Arkestra et d’autres formations
internationales (avec le groupe allemand
Embryo et aux côtés de Tony
Allen, entre autres). Tout en conservant l’empreinte de ses
origines orientales, Salah Ragab
restera fidèle au jazz sa vie durant et continuera de se
produire jusqu’à sa mort au Caire en 2008, à l’âge de 72
ans.
L’excellente compilation Salah Ragab
and the Cairo Jazz Band
Presents
Egyptian Jazz permet de goûter à la production d’un
artiste à l’apogée de sa créativité, entre 1969 et 1973.
En Egypte, la richesse artistique de cette période participe
à la promotion de l’identité nationale voulue par Nasser.
Très perméable, cette scène artistique s’enrichit des
innovations des avant-gardes étrangers, de l’Occident à
l’Inde, en passant par la Turquie. Dans un effet de miroir
inversé, aux Etats-Unis, de nombreux artistes se tournent
vers l’Afrique, dans le sillage des luttes pour les droits
civiques des Afro-Américains et du rejet de la colonisation
européenne. Avec son groove imparable, Salah
Ragab and the
Cairo Jazz Band
Presents
Egyptian Jazz est ainsi un témoin hybride d’une
histoire de l’art mondial aux contours entremêlés .
Camille Abele