Juste
quelques retouches et le 7e portrait de Hassan Nasrallah sera
bientôt prêt. Les peintures accrochées au mur semblent épater
par cette volte-face de leur auteur. Guevara et Nasser se
retrouvent d’ailleurs dans des tableaux de prédilection de Fathi
Afifi. Caprice d’artiste ou changement de cap ? Ce peintre, qui
se dit « communiste » populaire, a finalement trouvé une figure
qui puisse le provoquer en plus de ses favoris. « Son charisme
saute aux yeux, ses traits incitent le peintre à les traduire
sur toile », dit modestement Afifi. Il joue sur cette
ressemblance d’orthographe. « En arabe, seule une lettre fait la
différence entre communiste et chiite » (chéyoui et chii). Sept
tableaux en trois semaines, « je prépare une exposition dédiée à
Am Hassan. Il mérite tout le bien du monde ». Pour Afifi, le
chef du Hezbollah est « la seule lueur d’espoir dans un
quotidien fait de frustration depuis une trentaine d’années ».
Afifi le dit comme il le dessine. Un tableau en noir et blanc du
chef de la résistance libanaise, en bas, une fillette peinte des
mêmes couleurs lui offre une fleur rouge. Dès le début de la
guerre israélienne contre le Liban, il n’a pas arrêté de le
répéter à ses voisins : « La fourmi peut faire du mal à
l’éléphant ». Juste derrière le palais de Abdine, les habitants
du quartier ont tendance à le croire. Dans les échoppes et
artisanats de ce quartier populaire, les propriétaires zappent
entre deux chaînes : Al-Jazeera et Al-Manar (la télé du
Hezbollah). Ils échangent les nouvelles de la guerre. Chaque
opération menée par les combattants du Hezbollah est vite
répandue, à la satisfaction de tous. « C’est le baume qui vient
calmer la blessure », chante Ahmad Fouad, un quincaillier. «
Nasrallah fait ce que nous n’arrivons pas à faire », renchérit
Moustapha, le repasseur, mais pour son apprenti Amr, son œuvre
est encore plus grandiose : « il a ressuscité un peuple mort
depuis longtemps ».
Le bien-aimé
C’est facile à croire. Dans les
manifestations qui défilent dans Le Caire depuis le 12 juillet
dernier, tout prouve que bien des choses ont changé. Le
mouvement de Nasrallah a conquis le cœur des Egyptiens, ses
sympathisants ne cessent de se multiplier. Pour la première fois,
on voit les drapeaux jaunes du Hezbollah aux côtés du drapeau
libanais et toujours le palestinien. Les slogans ne laissent
aucun doute. « Nasrallah bien-aimé », c’est le refrain repris
partout par les artistes, les journalistes, les avocats, tous
chantent d’une seule voix : « Dites à Nasrallah, nous sommes
tous du Hezbollah ». Un passant ce jour-là sur la place Tahrir
demande à un flic du coin : « Qui sont ces manifestants ? ».
Spontanément, le policier lui répond : « Ils appartiennent aux
Frères musulmans, au mouvement Kéfaya et au Hezbollah » !!
Ignorance ou identification ? Peu importe, le Hezbollah est bien
présent ici. On distribue ses drapeaux, les portraits de son
chef, des casquettes arborant « Tous dans la résistance ». Des
t-shirts aussi. Des articles qui sont vendus dans plusieurs
endroits, dont les syndicats, qui mènent une campagne de
collecte de fonds et d’aide aux peuples libanais et palestinien.
Un nouveau Nasser
Les bombardements se poursuivent sans relâche
au Liban, les civils tombent et dans les villes égyptiennes le
nombre de portraits de Nasrallah ne fait qu’augmenter. Tous les
formats possibles. Jamais en Egypte on n’avait brandi de photos
à part celles du rais Nasser, jamais on n’avait scandé « par
notre âme, par notre sang nous te défendrons » que pour cet
ancien président d’Egypte. Aujourd’hui, Nasser et Nasrallah se
mélangent. Leurs portraits sont brandis ensemble et leurs noms
sont scandés en même temps. Ne représentent-ils pas le même
symbole ? Celui d’une dignité arabe. On n’hésite pas à faire le
parallèle « Nasser 56 et Nasrallah 2006 ».
La guerre au Liban coïncide avec le jubilé
d’or de la nationalisation du Canal de Suez par Nasser, suivie
d’une guerre menée contre l’Egypte par Israël, la
Grande-Bretagne et la France. L’événement qui a donné le coup
d’envoi au « nationalisme arabe » et à la lutte contre «
l’occupation sioniste ». En ce moment, le contexte est identique
pour beaucoup d’Egyptiens. La presse le titrait, beaucoup
d’intellectuels l’ont débattu dans différentes conférences. Mais
l’homme de la rue n’hésite pas à faire la comparaison à sa
propre manière comme à Ezbet Abdel-Khaleq Tahawi, ce bidonville
de Dar Al-Salam. Ici pauvreté, démographie galopante,
analphabétisme sont les mots d’ordre. Sur les façades des
petites maisons, c’est toujours ce double portait Nasser-Nasrallah
qui nous accueille. Les habitants n’ont jamais eu à faire avec
la politique. Les manifestations ? Ils ne les ont jamais connues,
mais depuis quatre semaines, on ne parle que politique, on ne
parle que Liban. Réunis en cercle, dans l’après-midi, les
habitants ont beaucoup changé leurs discours, la guerre avec
Israël les délivre d’un discours traditionnel sur les prix qui
augmentent sans cesse, sur une vie qui chaque jour devient
beaucoup moins accessible. Leur quotidien est bouleversé et
paradoxalement reste le même. « Nasrallah a éveillé plein de
choses en nous. Il a commencé à mettre un terme à cette relâche
et passivité qui se sont emparées de notre peuple », philosophe
Ahmad Abdel-Hamid, un carreleur du quartier.
Une prise de conscience
Il
raconte comment, l’autre jour, en se rendant avec sa famille à
la mosquée qui constitue un pôle touristique du sultan Hassan
près de la citadelle, la police a tenté de les empêcher en
disant que « la priorité est aux touristes étrangers ». Ahmad,
conscient désormais de ses droits, n’a pas fléchi et l’a forcée
à les laisser entrer. Certains de ses voisins lui lancent avec
ses collègues des mises en garde dans le genre « Occupez-vous de
vos enfants ». Mais les jeunes du quartier comme Khalawi,
chauffeur, Hossam, peintre en bâtiment, Mohamad, menuisier, sont
allés jusqu’à organiser une manifestation dans leur quartier
délaissé par le gouvernement. « La police nous faisait peur avec
ses matraques, mais Nasrallah nous a appris à abandonner la peur,
y compris la peur de la mort », explique Nasser Abou-Hilal.
C’est tout un sentiment de révolte et
d’espoir qui se développe. « C’est le seul qui a osé dire NON à
Israël et aux Etats-Unis. Le seul qui a pu leur faire face »,
ajoute Khalawi. Ici, on n’hésite pas à formuler un souhait inouï,
« que Nasrallah soit notre président » parce qu’il « n’y a plus
d’espoir dans les dirigeants arabes actuels et ils ne savent pas
que notre tour approche. Ils ont oublié le plan d’Israël, du Nil
à l’Euphrate ».
On critique dirigeants, officiels et autres
personnalités religieuses pour avoir tenté de diviser la nation
entre chiites d’un côté et sunnites de l’autre. « C’est quoi ça
? On est tous musulmans, le Hezbollah ne combat-il pas nos
ennemis ? ». Traditionnellement, les Egyptiens vénéraient la
famille du prophète, et pratiquaient même sans le savoir
quelques rituels chiites, la visite des mausolées comme celui de
Hussein, le fils de Ali, de Zeinab, de Nafissa.
Ce n’est d’ailleurs pas la question que se
pose aujourd’hui la rue égyptienne. « Cette attitude n’a rien à
voir avec chiites ou musulmans, elle est celle des Arabes
dressés contre les Israéliens. Chaque famille presque en Egypte
avait perdu un de ses membres dans les guerres avec les
Israéliens. Plus que d’autres, nous comprenons c’est quoi perdre
un enfant sous les raids. C’est pourquoi nous soutenons le
Hezbollah quelle que soit son idéologie », dit Nora, une
étudiante à l’Université française d’Egypte.
Perpétuelle quête d’un héros, d’un symbole
pour une génération qui en est assoiffée ? Nasrallah ne parle
pas djihad, ni islam, mais parle terre et dignité, ce qui
explique comment ses sympathisants viennent de toutes les
tendances, de la gauche à la droite. Même les Frères musulmans,
la principale force se réclamant d’une tradition sunnite pure et
dure, n’a pas manqué d’afficher un soutien sans équivoque au
principal mouvement chiite de la région, coupant ainsi l’herbe
sous le pied à tous ceux qui faisaient circuler sur le net des
e-mails anti-Hezbollah. Youssef Chahine, le fameux cinéaste
égyptien chrétien, a pris part à la polémique. Il a prononcé un
discours assez chaud qui met un terme à toutes sortes
d’allégations sur des divisions sectaires et religieuses. « Je
suis fier de Nasrallah. Sa lutte, sa résistance et sa volonté
nous honorent ... Nasrallah est un honneur pour l’islam. La
résistance qu’il mène est tout ce qui reste de la dignité arabe
», dit Chahine en critiquant « la stupidité et l’arrogance de
Bush ».
Le tout se place sous le thème d’une «
dignité retrouvée » et qui se voit vite incarnée en cette
personne qui a pu casser Israël, briser le mythe d’une armée
invincible, la frapper en plein cœur. « Une nouvelle naissance »
mais non celle prédite par Condy Rice. Un nouveau-né à la
Guevara. Au bar Stella, au centre-ville, des hommes travaillant
dans l’imprimerie veulent lancer un nouveau projet. Des t-shirt
à l’effigie Nasrallah à l’instar de ceux de Guevara, peuvent
faire fortune. Le business fleurit aussi à l’occasion. Un
mélange de tout. Vengeance et espoir, résistance et défi. Un
pavé dans la mare. Bakr couvre son taxi par le drapeau jaune du
Hezbollah, et fait le tour de la capitale, déambule sept fois
autour du ministère de l’Intérieur, comme à La Mecque,’ pour «
déclarer silencieusement son soutien à Nasrallah ».
Doaa Khalifa
Samar Al-Gamal