Al-Ahram
Hebdo : Vous dites souvent que le
capitalisme n'a pas d'avenir. Et pourtant, il
semble triomphant. Qu'entendez-vous par
là ?
Samir Amin : Justement, parce qu'il
s'enferme et enferme le système dans une
stagnation relative, et il se solde à
l'échelle mondiale par une polarisation
grandissante. Le nombre des mécontents, si
on peut dire cela ainsi, les classes sociales, les
peuples tout entiers qui sont ses victimes ne
peuvent que le remettre en question. Ça
commence toujours par des résistances,
c'est-à-dire par la défense des
acquis des phases antérieures. C'est tout
à fait normal. Mais la question aujourd'hui
est : est-ce que les mouvements sociaux, dans
toute leur diversité, sont capables de
passer de la défensive, qui est toujours une
stratégie condamnée à long
terme, dont l'efficacité s'émousse
par la force des choses, à l'offensive,
c'est-à-dire, à une stratégie
capable de définir des
éléments d'alternative, pas
nécessairement une alternative mondiale dans
toutes ses dimensions ? Il faut faire prendre
conscience de cela, et aussi du fait qu'il faut
travailler à construire une
solidarité croissante entre les
différents mouvements
sociaux parce que la
période est caractérisée par
un émiettement de la
solidarité pour leur donner
un maximum de chances de convergences. Même
s'il y aura toujours des contradictions, des
inégalités dans le
développement des luttes sociales.
Vous avez participé au sommet
alternatif de Porto Alegre (Brésil), en
janvier dernier. En quoi ce sommet a-t-il
représenté une avancée par
rapport aux manifestations antimondialisation de
Seattle, Prague ou Nice, pour n'en citer que
quelques-unes ?
Porto Alegre a été
à mon avis un grand pas en avant par rapport
à Seattle. A Seattle, il y a eu une
conjonction, je ne dirai pas fortuite, mais
probablement inattendue, pour tout le monde.
Les
raisons de l'opposition à Seattle
était de nature extrêmement
variée. C'était une faiblesse :
il y avait non convergence, voire divergence.
Il y avait
d'une part la contradiction sur le plan de
l'agriculture entre les Européens, et
particulièrement les Français (le
front est maintenant plus fort du côté
européen qu'il ne l'était à
l'époque de Seattle, à cause de la
vache folle, de la faillite de la politique
agricole anglaise, etc.) et les Etats-Unis. Il y
avait, comme ça se passait aux Etats-Unis,
mille et une raisons pour lesquelles les couches
moyennes sont opposées à la
mondialisation, et je dis bien les couches
moyennes, pas l'establishment et le grand capital
américain. Des raisons sympathiques dans
certains domaines : l'égalité
entre hommes et femmes ou la démocratie, et
des raisons qui sont passablement
égoïstes : la protection, pas
tellement du travail, mais surtout des formes de la
consommation riche. Ce mouvement n'a probablement
pas d'écho dans les classes populaires, qui
sont très silencieuses, qui ne votent
même pas aux Etats-Unis. La surprise,
c'était l'opposition des gouvernements du
Sud dans leur ensemble, sur un terrain où
ils ont raison : le libéralisme
proposé par l'OMC est un faux
libéralisme, c'est une rhétorique.
En
réalité, le discours
« antiprotectionniste »
est un discours du Sud, alors que le Nord, lui, se
protège parfaitement.
Par
conséquent, quand il demande l'ouverture du
Sud au commerce, aux capitaux, à tout, alors
qu'on continue à refuser, de fait,
l'ouverture du Nord, ce n'est pas acceptable. Nous
avons eu la surprise à Seattle que le projet
a été repoussé à
l'unanimité par tous les pays du Sud. Mais
c'était un front du refus, personne ne
proposait d'alternative, ni les Européens,
ni les classes moyennes américaines, ni les
pays du Sud.
A Porto Alegre, la prise de conscience des
très nombreux mouvements présents a
été très visible. Les
militants présents sont sortis convaincus
qu'il fallait construire, non seulement des
réseaux d'information, mais des fronts
communs. Je vous donne deux ou trois exemples, que
nous avons repris au Forum des alternatives. Sur
l'agriculture : constituer un groupe de
réflexion et d'action mondiale avec des
organisations qui refusent le libéralisme
dans l'agriculture, mais dans des conditions
très différentes. L'alternative ne
peut pas être la même pour la France ou
le Burkina-Faso. De la même façon, il
se pose partout la question de la construction d'un
front des travailleurs, de ceux qui sont plus ou
moins intégrés, même s'il y a
du chômage et des fermetures d'usines, et
puis de tous ceux qui ne le sont pas. Ça va
du chômage déguisé de
l'informel gigantesque dans les pays
sous-développés à la
précarité dans les pays capitalistes
développés.
Comment reconstituer des fronts communs dans des
conditions très différentes ?
Là aussi, beaucoup d'organisations sont
très sensibles à cette
thématique : ATTAC en France, le
syndicat COSSATU et le PC en Afrique du Sud, le
mouvement syndical en Corée, le CUT au
Brésil.
Il y a un autre domaine, apparemment un peu
éloigné, mais qui est très
urgent. Le capitalisme ne peut pas fonctionner sans
un droit mondial. Il y avait jusqu'à
maintenant un droit international public
fondé sur le principe absolu de la
souveraineté des nations.
Le
système est en train de produire un autre
droit, une fausse alternative, inacceptable :
une International Business Law, un droit du
capital. Ce
n'est pas ce dont on a besoin et il faut mener la
bataille pour un nouveau droit des peuples, pas un
droit des affaires. Tous ces éléments
ont été discutés à
Porto Alegre, ils le seront avec plus de
clarté au prochain Porto Alegre, en janvier
2002.
Ces mouvements de protestation
contre la mondialisation ont très peu de
relais dans le monde arabe. Ils y sont faibles,
voire absents. Pourquoi ?
C'est vrai et cela s'est vu
à Porto Alegre. Il y a une phrase qui a
été dite par l'un des participants
à notre colloque : la nation arabe
n'est pas seulement marginale dans la
mondialisation, mais aussi dans la
résistance à la mondialisation. Il
n'y a pas d'organisations sociales, il y a des ONG
qui sont de petites organisations, mauvaises ou
bonnes, peu importe, extrêmement
dispersées, et dans l'ensemble fortement
contrôlées, à la fois par les
pouvoirs d'Etat locaux, et par le pouvoir
international dominant. Les syndicats, les
organisations paysannes, coopératives, les
organisations de la classe moyenne, les syndicats
professionnels sont sévèrement
contrôlés, complètement
démobilisés ou mobilisés par
le mouvement islamique, donc sur des positions
réactionnaires, qui acceptent le principe de
la mondialisation capitaliste, et
transfèrent la bataille sur de faux
terrains, dits culturels. Les raisons de cette
faiblesse sont multiples et très
différentes. Les unes ont une profondeur
historique et culturelle, les autres sont
directement reliées à ce qu'a
été le moment du nationalisme
populiste arabe, sous sa forme nassérienne,
baassiste, boumediènienne :
antidémocratique. C'était aussi,
selon l'expression de Mohamed Sid Ahmed, une
nationalisation de la politique en liquidant deux
pôles : bourgeois libéral et
communiste ou socialiste. Il est resté un
grand vide, dans lequel se place la culture
traditionnelle, pas seulement l'islam, mais aussi
le conservatisme réactionnaire, social. Il y
a aussi l'absence de démocratie. C'est
probablement la région du monde où il
y a le moins de démocratie, même si on
met cette démocratie entre guillemets.
Même au Burkina-Faso, qui n'a pas un
régime particulièrement
avancé, ou au Sénégal, il y a
des organisations paysannes dont le gouvernement
est obligé de reconnaître l'existence.
Rien de tel n'est toléré dans aucun
des pays arabes.
Il
y a la responsabilité des forces politiques,
y compris la gauche bien entendu, de la
société, mais aussi de
l'impérialisme, qui est très
tolérant à l'égard de
l'absence de démocratie dans le monde
arabe.
Même face à un régime aussi
odieux que celui de la Tunisie, il n'y a pas la
moindre critique de l'absence de
démocratie.
Le prochain sommet de l'OMC aura
lieu en novembre à Doha, au Qatar, loin des
manifestations ...
Ils n'ont pas choisi Le Caire ou
Beyrouth, encore que, probablement, ils auraient pu
s'y assurer d'une certaine sécurité.
Ils ont choisi Doha, c'est en plein
désert ...
Avant de parler de Doha, il faut parler de l'OMC.
L'utopie capitaliste permanente, ou son expression
dans le moment actuel, repose à mon avis sur
quatre piliers : la Banque mondiale, qui est
le bureau de propagande du capitalisme
libéral, le FMI qui gère la dimension
« marché monétaire
mondial » et la flexibilité
des changes, l'Otan, parce qu'ils ont besoin d'un
bras militaire. Et puis, il y a l'OMC, très
importante, conçue pour être le
protecteur des monopoles du Nord, et pas du tout
l'instrument de la libéralisation, comme le
prétend le discours, totalement mensonger.
Premièrement, au niveau de la
propriété intellectuelle et
industrielle, c'est-à-dire celle des
transnationales, la possibilité leur est
donnée d'empêcher le
développement des techniques.
Deuxièmement, au niveau du droit
international des affaires, l'OMC est le centre de
la substitution au droit politique international
d'un droit international des affaires avec ses
instruments. C'est une mafia, un club fermé
de milliardaires des transnationales. C'est donc
vraiment une institution contre laquelle il faut
tirer à boulets rouges : on n'en veut
pas. Il faut la détruire, il faut lui
substituer une institution conçue de A
à Z sur d'autres bases.
Dans les domaines où l'OMC veut faire
avancer des choses, l'opposition, en termes de
lutte, est appelée à se
développer. Il y en a deux.
Premièrement, l'agriculture. Dans ce
domaine, la France et l'Europe ont le
système le plus productif au monde, plus que
celui des Etats-Unis. C'est un miracle que les
Américains veulent démanteler. Le
démantèlement de toutes ces
politiques nationales serait plus ou moins
efficace, mais aboutirait à des catastrophes
gigantesques : la perte de la
sécurité alimentaire minimale, des
centaines de millions de chômeurs
supplémentaires d'origine rurale. Mais je
pense qu'il n'y a pas lieu d'être pessimiste.
Même certains gouvernements du Sud, qui ne
sont pas socialistes, loin de là, ne peuvent
pas accepter cela, pour la même raison que
les Européens. C'est un point à
l'ordre du jour de Doha.
Il
y a un autre domaine dans lequel la faiblesse
potentielle du système dominant
apparaît, c'est la santé.
Sous
prétexte de soi-disant libéralisation
qui est en fait son contraire : la protection
au nom du droit de la propriété
intellectuelle et industrielle des énormes
monopoles de la pharmacie. Le scandale a
éclaté en Afrique du Sud, avec le
médicament contre le sida. Il faut aller
beaucoup plus loin, et refuser le principe de la
propriété industrielle dans ce
domaine. C'est un domaine où on peut avoir
une campagne mondiale, parce que pour des raisons
morales sympathiques, l'opinion publique
occidentale n'est pas du côté de la
défense des monopoles de la pharmacie. C'est
un point faible, c'est là qu'il faut
attaquer.
Quelle riposte est prévue au
moment du sommet de Doha ?
Il y aura des manifestations
très différentes à beaucoup
d'endroits, sur l'agriculture, sur d'autres points,
sur l'OMC en général. C'est
prévu à des lieux symboles devant la
Banque mondiale à Washington, le Parlement
européen à Bruxelles, le siège
de l'OMC à Genève, mais pas
seulement.
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